Explications suffisantes, partielles, complètes, ultimes et absolues
Présentation de nombreuses définitions introduites par Richard Swinburne : explications suffisantes, partielles, complètes, ultimes et absolues

Dans des livres La probabilité du théisme et Y a t-il un Dieu ?, Richard Swinburne essaye de montrer que le théisme (l’existence de Dieu) est une meilleure explication complète (ou intégrale) que l’athéisme. Mais que veut dire explication complète ? Pour bien le comprendre, on doit savoir ce que sont une explication suffisante, une explication partielle, une explication ultime et une explication absolu. On va donc explorer toutes ces définitions ici.
Pour bien pouvoir comprendre l’article, je vous invite très fortement à lire celui-ci qui définit beaucoup de termes techniques (substance, explication par l’inanimé/scientifique, explication par la personne, etc.) que Swinburne utilise souvent.
Utilisé de ces définitions
Bien sûr, comprendre ces définitions permet de comprendre les arguments de Swinburne plus en profondeur. Mais comme beaucoup d’expressions qu’il a introduites, on les retrouve beaucoup dans les philosophes qui ont écrit après lui. Par exemple Michael Almeida explicitement dans Cosmological Arguments, pp. 7-12 et Alexander Pruss implicitement qu’il cite lorsqu’ils expliquent que type d’explication (à quelle échelle) les arguments cosmologiques donnent. Pour profiter de ces discussions, il est donc important de comprendre ces concepts utilisés.
Explication suffisante et explication partielle
Définitions
Les expressions viennent respectivement de l’anglais full explanation et partial explanation.
Par “explication suffisante” d’un événement, j’entends une explication où étant les substances en jeu et les conditions dans lesquelles elles se trouvent, étant données leurs propriétés et leurs dispositions à interagir (ou bien leurs connaissances et leurs projets), l’événement doit inévitablement se produire.
Par “explication partielle” d’un événement, j’entends l’explication qui rend la production de l’événement seulement probable ; soit parce que l’explication ne mentionne pas toutes les substances ou toutes les conditions à l’œuvre dans le processus causal, soit parce que les substances impliquées n’ont qu’une propension probabiliste à produire l’événement en question (par exemple, comme je l’ai déjà évoqué, un atome de radium n’a qu’une probabilité de ½ de se désintégrer dans un délai de 1620 ans).
SWINBURNE, Richard, Y a t-il un Dieu ?, p. 31.
En gros, dans une explication suffisante (ou satisfaisante), la cause déclenche l’effet (ce que Swinburne appelle événement) de façon inévitable (ça doit forcément se passer comme ça) alors que dans une explication partielle, la cause déclenche l’effet seulement de façon probable (c’est probable qu’elle le fasse, mais ce n’est pas forcément toujours le cas).
En termes plus techniques, les explications suffisantes utilisent des arguments déductifs où par définition, l’effet suit nécessairement de sa cause et permettent donc de savoir quelque chose avec certitude. Au contraire, dans les explications partielles, on n’atteint pas une connaissance avec certitude pour deux différentes raisons possibles :
Soit c’est parce qu’il manque des choses dans notre explication : il y a bien objectivement dans la réalité une explication suffisante à un phénomène, mais on est incapable de la donner (c’est du à un “défaut” de notre part) ;
Soit c’est parce qu’on utilise des arguments inductifs ou statistiques où l’effet n’est pas une conséquence nécessaire de sa cause (la cause ne fait que faciliter l’arrivée de l’effet), et ne permettent donc que de connaître quelque chose selon une certaine probabilité (pas de certitude).
Exemples
Par exemple, l’explication scientifique “Ce morceau de fer se dilate car il est chauffé et tout fer chauffé se dilate.” est suffisante car quand on chauffe un morceau de fer, il se dilate forcément (c’est la loi de la nature invoquée), et que ce morceau de fer précis est bel et bien chauffé (c’est les conditions initiales). Le morceau de fer n'a pas juste plus de chances de se dilater, il se dilate inévitablement dans ces conditions.
Par exemple, l’explication scientifique “un atome de radium n’a qu’une probabilité de ½ de se désintégrer dans un délai de 1620 ans”1 est partielle. C’est parce que l’’atome de radium n’a pas 100 % de chances de se désintégrer dans ce laps de temps mais seulement 50 % : dans ce cas précis, rien n’est certain.
Explication complète (ou intégrale)
Définition
L’expression vient de l’anglais complete explanation.
Une explication complète de l'arrivée de E est une explication suffisante de son arrivée dans laquelle tous les facteurs mentionnés sont tels qu'il n'y a pas d'explication (ni suffisante ni partielle) de leur existence ou de leur fonctionnement en termes de facteurs qui fonctionnent au moment où ceux-ci existent ou fonctionnent.
SWINBURNE, Richard, La probabilité du théisme, p. 122.
A complete explanation for an event, state of affairs, or proposition E at t is such that there is no other explanation E’ at t for (some or all of) the explanans F of E at t. It is an odd sort of explanation for E.
ALMEIDA, Michael, Cosmological Arguments, p. 10.
En plus court : Supposons d’abord que E est un événement quelconque qui décrit une cause qui produit un effet, l’explanandum. Supposons que F est l'explanans. Une explication est complète :
Si elle est suffisante et
Si F explique E à t et que F (que ce soit une partie de ou F tout entier) n’a lui-même pas d’explication E’ plus poussée à t.
Maintenant quelques remarques pour mieux comprendre.
Premièrement, l’explication complète est un type d’explication suffisante, donc qui par définition décrit un effet qui arrive forcément (nécessairement) par l’action de sa cause.
Deuxièmement, l’explication complète n’explique l’événement qu’à l’instant précis et fixé (appelons-le t comme en physique2) de l’événement expliqué. C’est très important pour la suite pour comprendre la différence entre explication complète et les prochains types d’explications (ultimes et absolues) qui elles, étudient des causes antérieures de l’événement dans le temps, avant t.
Troisièmement, dans une explication complète, ce qui sert à expliquer (la cause ou l’explanans F) le phénomène à expliquer (l’explanandum ou l’effet E) n’a pas d’explication (c’est-à-dire qu’il n’y a aucune raison pour à l’existence et au fonctionnement de l’explanans), rappelons-le : au moment fixe t où a lieu l’événement à expliquer.
Pour le dire autrement, une explication complète “fait intervenir les causes dont les propriétés et les dispositions (ou dont les connaissances et les intentions) sont les plus fondamentales.”3. Swinburne utilise probablement fondamental pour désigner ce qui n’a pas d’explication plus poussée (c’est-à-dire ce qui constitue un fondement, un point d’arrêt). En gros, il n’y a rien de mystérieux à l’instant t : à la fois E et F sont pleinement expliqués. Pour être plus précis :
Dans le cas des explications par l’inanimé, ce seront les lois de la nature (et donc les propriétés des substances inanimées qu’elles décrivent) qui seront fondamentales. Comme par exemple la théorie de la physique que les physiciens cherchent pour unifier toutes les interactions fondamentales de la physique.
Dans le cas des explications par la personne, ce qui sera fondamental sera les connaissances et les intentions de la personne dont on cherche à expliquer une action. Par exemple, supposons je veuille acheter un kebab parce que j’ai faim et qu’il n’y a pas de d’explication poussée à mon envie de manger. Ce sera alors ma faim qui jouera le rôle d’intention fondamentale dans l’explication complète de mon envie d’acheter un kebab.
Exemples
Swinburne donne un exemple plus détaillé d’explication complète scientifique :
Supposons ainsi qu'une marée haute se produise du fait que le Soleil, la Lune, la Terre, les océans etc. sont dans certaines positions, ainsi que par le fonctionnement des lois de Newton. Supposons qu'on ait là une explication suffisante. Supposons également que les lois de Newton fonctionnent dans ce cas parce que notre région de l'univers est relativement vide de matière et que les lois de la Relativité générale d'Einstein s'appliquent. Ces facteurs agissent de façon contemporaine, de sorte que les lois newtoniennes s'appliquent. Supposons encore que rien, à ce moment-là, ne fasse que le Soleil, la Lune, etc. sont où ils sont (alors même que telle cause passée était responsable du fait qu'ils se trouvaient là où ils étaient). Il n'y a rien non plus qui à ce moment-là fasse que les lois d'Einstein s'appliquent ou que cette région soit relativement vide. Nous avons alors une explication complète de la marée haute en termes d’application des lois d’Einstein, du relatif vide de matière de cette région de l'univers, et de la position du Soleil, de la Lune, de la Terre, des océans, etc.
SWINBURNE, Richard, La probabilité du théisme, pp. 122-123.
Dans cet exemple, on cherche à expliquer l’arrivée de la marée haute. On peut l’expliquer au temps fixe t où se produit l’événement à l’aide des lois d’Einstein (la relativité générale), le vide relatif dans une région de l’univers et la position différents objets (Soleil, Lune, etc.). Mais à l’instant t, il n’y a pas d’explication plus poussée à cet ensemble de causes.
Explication ultime
Définitions
Comme les chose sont assez abstraites, on peut repartir de l’exemple juste au-dessus (l’arrivée de la marée haute).
Même si on a une explication complète de la marée haute (c’est-à-dire suffisante à un instant t), on peut se poser d’autres questions :
Comment ces différents objets sont arrivés là où ils sont actuellement (à l’instant t où se produit l’événement) à leurs positions respectives ?
Qu’est-ce qui explique que les lois d’Einstein s’appliquent ?
On note que pour répondre à ces deux questions, on devra faire appel à une autre explication différente (qu’on appellera explication ultime) qui explique ces deux choses (la position des objets et l’application des lois d’Einstein) à un instant t0 avant l’instant t auquel a lieu l’événement qu’est la marée haute (t0 < t). C’est pour cela qu’on a besoin des explications ultimes comme le dit Swinburne :
Nous recherchons souvent plus qu’une explication complète d’un événement ; nous ne nous contentons pas d’une explication complète en termes de facteurs intervenant pour produire l’événement au moment où il se produit. Nous cherchons en outre à expliquer, en termes de causes antérieures, pourquoi ces facteurs, qui sont intervenus au moment de l’événement pour le produire, étaient alors présents. Nous cherchons à savoir ce qui, à un moment antérieur, a fait que j’existe et que j’aie les aptitudes, les connaissances et les projets qui sont les miens. Nous recherchons ce qui, auparavant, a provoqué l’arrivée de rayons lumineux sur ma rétine, ou ce qui a provoqué le vide dans mon estomac.
SWINBURNE, Richard, Y a t-il un Dieu ?, p. 44.
Je peux maintenant introduire la définition :
Une explication complète d’événements dans laquelle tous les facteurs impliqués ne sont plus susceptibles d’explication plus poussée, suffisante ou partielle, en termes de causes antérieures, constitue ce que j’appellerai une explication ultime de l’événement.
SWINBURNE, Richard, Y a t-il un Dieu ?, p. 44.
Premièrement, l’explication ultime est un type d’explication complète, donc par définition, son explanans (une partie ou tout ses éléments) n’a pas d’explication plus poussée à l’instant fixe t de l’événement.
Deuxièmement, l’explication ultime ne s’occupe pas seulement des causes de l’événement E à l’instant fixe t de l’événement mais aussi des causes antérieures.
Pour rappel, l’explication complète s’arrête à un explanans/une cause F de E à t tel que F n’a pas d’explication plus poussée. Mais même s’il se trouve qu’à t, F n’a pas d’explication, F a peut être malgré cela une explication plus poussée dans laquelle une autre cause G cause F à un temps t0 avant t (t0 < t). Puis peut être que G, a encore une explication plus poussée dans laquelle encore une autre cause H cause G à un temps t1 (t1 < t0 < t), et ainsi de suite jusqu’à disons une cause Z4 qui déclenche l’enchaînement des causes à un temps tz (tz < … < t1 < t0) tel que Z constitue un point d’arrêt (une “dernière étape” de l’explication) qui n’a pas d’explication. Techniquement, on appelle Z un fait ultime irréductible5 ou plus littéralement un fait brut (en anglais on a le fameux brute facts) : irréductible ou brut parce qu’il n’a aucune explication.
C’est justement ce qu’une explication ultime va étudier : tout l’enchaînement des causes Z en passant par H qui cause G à t1 qui cause F à t0 qui finalement cause E à t. Comme elle étudie les causes de F avant t, on dit donc qu’elle étudie des causes antérieures. C’est ce que Swinburne explique un peu plus courtement (où C est la cause de E à t et R la raison/le principe qui explique comment C cause E à t) :
Pour commencer, disons en gros que nous avons une explication ultime de tel phénomène E, non seulement si nous pouvons énoncer les facteurs C et R ayant fonctionné pour produire E à tel instant, et quels facteurs contemporains font que C et R existent et fonctionnent à ce moment, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on parvienne à des facteurs dont l'existence et le fonctionnement à ce moment n'ont plus d'explication ; mais également si nous pouvons énoncer les facteurs qui sont à l'origine de C et de R, et quels facteurs sont à l'origine de ces facteurs, et ainsi de suite jusqu'à ce qu'on parvienne à des facteurs dont de l'existence et le fonctionnement n'ont plus d'explication.
SWINBURNE, Richard, La probabilité du théisme, p. 123.
Pour finir, voici ma tentative de définition de l’explication ultime : une explication de E est ultime :
Si elle est complète et
Si elle aboutit à une cause Z qui n’a pas d’explication plus poussée à un temps tz avant t (Z est donc un fait brut) qui explique E en initiant la série de causes qui arrive jusqu’à E (en passant au moins par G).
Explication absolue
Pour finir notre torture intellectuelle, Swinburne propose un dernier type d’explications :
Une explication absolue de E est une explication ultime de E dans laquelle l'existence et le fonctionnement de chacun des facteurs mentionnés sont soit auto-explicatifs soit logiquement nécessaires. Les autres explications mentionnent des faits irréductibles qui forment les points de départ des explications ; dans une explication absolue, il n'y a pas de faits irréductibles — tout y est réellement expliqué.
SWINBURNE, Richard, La probabilité du théisme, p. 124.
Absolute explanations might better be called genuine total explanations, since absolute explanations are incompatible with the existence of any brute facts.
ALMEIDA, Michael, Cosmological Arguments, pp. 8-9.
Premièrement, l’explication absolue ressemble à l’explication ultime de E6, donc par définition, elle aboutit à une cause Z à un temps tz avant t (Z est donc un fait brut) qui explique E en initiant la série de causes qui arrive jusqu’à E (en passant au moins par G).
Deuxièmement, il y a une différence cruciale avec le rôle de Z dans l’explication ultime. Alors que dans l’explication ultime Z n’avait pas d’explication, dans une explication absolue, Z a désormais une explication :
Soit parce qu’il est logiquement nécessaire (il doit forcément/nécessairement exister, il est impossible qu’il en soit autrement)
Soit parce qu’il est auto-explicatif (il s’explique lui-même).
Voici comment je finis mon auto-torture du cerveau…
SWINBURNE, Richard, Y a t-il un Dieu ?, p. 31.
Comme par exemple dans l’équation connue v = d / t où v est la vitesse, d la distance et t la durée.
SWINBURNE, Richard, Y a t-il un Dieu ?, p. 31.
Je parle d’une seule cause Z pour simplifier l’explication, mais il peut très y avoir plus d’une seule première cause, un ensemble Z de causes Z1, Z2, jusqu’à ZN où N est un nombre entier.
Expression de Paul Clavier dans SWINBURNE, Richard, La probabilité du théisme, p. 123.
Je dis que l’explication absolue ressemble à l’explication ultime contrairement à Swinburne qui dit que la première inclut la seconde (donc que l’explication absolue est une explication ultime) : “Enfin, isolons un cas particulier d'explication ultime que j'appellerai explication absolue.” (SWINBURNE, Richard, La probabilité du théisme, p. 124.). En effet, il me semble que c’est faux car dans l’explication ultime, la cause (ou l’ensemble de causes) Z qui joue le rôle de point d’arrêt est un fait brut (il n’a pas d’explication) tandis que dans l’explication absolue, Z a une explication : soit logiquement nécessaire (il doit forcément/nécessairement exister), soit auto-explicative (il s’explique lui-même).