Introduction à la philosophie de la religion
Je donne une grosse introduction à la philosophie de la religion : la matière de la philosophie qui étudie les croyances traditionnellement associées aux religions et leur négation.
Dernière mise à jour le 28/11/2023 : Ajout de citations des écrits de Frédéric Guillaud et de Richard Swinburne dans les parties théologie naturelle et son renouveau récent.
Pas de définition qui fait consensus
D’après la philosophe Brian Davies, l’expression philosophie de la religion (notons-la PdlR)1 n’a pas de définition précise et qui fait consensus :
Il est difficile de dire ce qu’est la philosophie de la religion. On pourrait la définir comme “le fait de philosopher sur la religion”. Mais les gens ne sont pas d’accord entre eux sur comment définir la philosophie. Ils ont aussi des désaccords sur le sens du mot “religion”. La philosophie de la religion est une branche bien acceptée de la philosophie. Il serait pourtant prétentieux d’en conclure qu’on puisse rapidement expliquer sa nature.
An Introduction to the Philosophy of Religion, Brian Davies, p. viii.
Dans les différentes manières de définir la PdlR, Davies doit probablement penser aux deux courants de pensées qu’on oppose souvent : la philosophie continentale vs. la philosophie analytique. En gros :
La philosophie continentale
Privilégie plus les vues d’ensemble, l’interprétation des philosophes (l’histoire de la philosophie), un style littéraire & métaphorique et le post-modernisme.
Prend souvent pour acquis la mort de la philosophie classique (en gros qu’on est capable de connaître le monde tel qu’il est vraiment) depuis Kant par sa fameuse Critique de la raison pure2.
Du coup, tout ce qu’on peut faire, selon cette conception, la philosophie n’est plus la recherche et le progrès vers la vérité/la réalité. Mais c’est seulement étudier et décrire ce que des philosophes ont dit à propos de la réalité, sans jamais pouvoir savoir s’ils ont raison ou tort.
Ceux qui la pratiquent sont surtout3 les Européens qui ne sont pas anglophones (ex : France, Allemagne, Belgique).
Quelques noms : Michel Foucault, Jacques Derrida et Martin Heidegger.
La philosophie analytique
Privilégie plutôt la clarté, la rigueur (raisonnements explicites et tous les termes définis), une approche directe face aux problèmes (en mode “Voici le problème et voici tous les arguments, voilà pourquoi ceux-là sont faux et ceux-ci sont vrais…”).
Est en quelque sorte la suite de la philosophie classique (Platon, Aristote, les scolastiques puis les modernes) avant qu’elle que Kant ne la tue4.
Suppose qu’on est capable de connaître la vérité bien que difficilement (renaissance de la métaphysique5 et “mort de Kant” chez les anglo-saxons).
Ceux qui la pratiquent sont surtout les anglo-saxons (Royaume-Uni et Etats-Unis) où elle est “née” avec des gens comme Bertrand Russell, Frege, Ludwig Wittgenstein...
De mon côté, je m’inscrirai dans le courant analytique et utiliserai donc leur sens qu’il donne à la PdlR. C’est important car on va retrouver deux façons complètement opposées de pratiquer la PdlR semblables à leurs visions respectives de la philosophie en général. Les analytiques vont penser qu’on peut vraiment connaître des choses à propos des religions. Alors que pour les continentaux, on ne peut que savoir pourquoi les gens croient aux religions ou comment elles sont nées, sans jamais savoir si elles sont vraies ou non (ou justes probables ou non).
La philosophie analytique de la religion est fort éloignée de cette façon de faire de la philosophie et de ses problématiques centrales. Tout d’abord, ne rejetant nullement le projet métaphysique traditionnel, elle assume l’ambition onto-théologique que les phénoménologues rejettent. Elle n’est pas l’interprétation d’expériences fondatrices de notre existence, par exemple. […] Pour les philosophes analytiques de la religion, la question est réellement de savoir si Dieu existe, quels sont ses attributs, quelle est la valeur cognitive des affirmations fondamentales des religions : savoir si l’argument du mal est imparable ou non, comment Dieu peut se manifester dans la Révélation, s’il est rationnel de croire en la résurrection des corps.
Philosophie de la religion. Dieu, le mal, la croyance. Textes réunis par C. Michon et R. Pouivet, Editions Vrin, p. 32 ; 29.
En attendant un article plus complet sur cette distinction (et en particulier sur la philosophie analytique), vous pouvez lire le début de l’excellent article de Roger Pouivet.
La définition de la philosophie de la religion
Pour autant, on peut lui une définition approximative que j’ai l’impression tout emploie en pratique dans le milieu de la philosophie analytique. Voici d’abord celle du premier livre de référence en français sur le sujet, la philosophie de la religion, c’est :
L’analyse et la discussion philosophique des croyances religieuses, des concepts et des propositions supposées ou explicites dans les credo des religions modernes, du plus général (l’idée même de croyance religieuse ou de Dieu) au plus spécifique (le contenu de telle doctrine, et particulièrement du credo chrétien).
Philosophie de la religion. Dieu, le mal, la croyance, pp. 8-9.
Et maintenant ma définition que je trouve un peu plus complète :
La philosophie de la religion est la matière qui étudie les croyances traditionnellement associées aux religions et leur négation. En particulier leur contenu, leurs concepts, la manière de les justifier, leurs arguments et leurs contre-arguments, leurs pratiques6. Elle va donc étudier par exemple les différentes religions dans le monde, l’existence/l’inexistence de Dieu/des dieux, l’âme, la vie après la mort, les expériences religieuses/surnaturelles, les miracles, etc.
Quelques remarques pour rendre ma définition plus claire :
Même s’il y a des débats sur ce qu’est précisément une religion7, on prend se servira de la définition de tous les jours : un ensemble de rites et l’adoration d’une réalité ultime de notre monde. Celle-ci a l’avantage de regrouper autant les religions avec des divinités personnelles (les polythéismes et les monothéismes) que celles avec des principes impersonnels (comme le bouddhisme, le taoïsme).
J’ai précisé la matière car bien que la philosophie soit une seule matière au lycée, elle se décompose elle-même en plein de matières différentes. Par exemple, l’éthique qui étudie le bien et le mal, la philosophie politique qui étudie les régimes politiques, l’esthétique qui étudie la beauté, etc. En fait, on a la même chose avec d’autres matières comme la biologie qui a des sous-branches. Par exemple la médecine pour étudier les maladies et leurs remèdes, la biologie animale pour étudier les animaux, la biologie végétale pour étudier les végétaux, etc.
J’ai choisi d’écrire les croyances traditionnellement associées aux religions au lieu des croyances religieuses tout court.
En effet, beaucoup de sujets étudiés par la PdlR ne se trouvent pas que dans des religions mais sont aussi des sujets de la philosophie qu’on peut étudier sans rapport avec la religion et même en n’en croyant en aucune. Mais on peut quand même reconnaître que de tels concepts vont souvent avec la religion. Par exemple, on peut être athée/agnostique et croire en l’existence de l’âme humaine comme Michael Huemer. On peut même croire en l’existence de Dieu (au sens minimal d’un Créateur du monde) sans être dans une religion comme beaucoup de philosophes des Lumières (exemple : Voltaire, D'Alembert et Rousseau).
Après, il est vrai qu’il y a certains sujets qui ne se trouvent vraiment que dans des religions (et même dans une seule et unique religion précise). Par exemple, la Trinité et l’Incarnation sont étudiées par la PdlR mais elles n’appartiennent qu’à une et une seule religion qu’est le christianisme. De même, la transsubstantiation (la transformation du pain et du vin en corps et sang du Christ) n’appartient qu’au catholicisme (étudiée par exemple par Descartes, Leibniz…).
J’ai aussi précisé que la PdlR étudiait la négation des croyances traditionnellement associées aux religions parce qu’elle étudie aussi les arguments contre les religions (les différents “challenges” qu’elles rencontrent). Par exemple, elle s’intéresse aux objections face au théisme (auquel adhèrent les trois monothéismes abrahamiques : judaïsme, christianisme et islam), comme le problème du mal, le problème du Dieu caché8 et l’incompatibilité de la notion même de Dieu. Donc des façons de voir le monde non religieuses comme l’athéisme, l’agnosticisme et le naturalisme rentrent aussi dans le champ d’étude de la PdlR.
La PdlR est en réalité une matière pluridisciplinaire qui regroupe donc énormément de domaines de la philosophie : la logique, l’épistémologie9, la métaphysique, la philosophie du langage, l’éthique, la philosophie des sciences, etc. Elle interagit aussi beaucoup avec d’autres matières non philosophiques : la théologie, les mathématiques, les sciences naturelles, l’histoire, la sociologie et psychologie.
Un survol des sujets traités par la philosophie de la religion
Voici une liste non exhaustive des sujets traités par la PdlR mais en gros tout ce que vous trouverez dans la plupart des livres d’introductions (par exemple ici et ici).
Le lien entre la foi et la raison : Est-ce que les religions peuvent être rationnelles ?
L’étude de la diversité des religions : Que penser de l’incroyable diversité des religions ? Peut-on et comment savoir laquelle est la bonne ?
L’étude comparative des religions/des traditions philosophiques : Par exemple comparer le christianisme à l’islam, comparer le théisme au naturalisme.
La justification des croyances religieuses : Comment peut-on légitimement justifier ses croyances à propos de la religion ?
L’évidentialisme
Le fidéisme
L’épistémologie réformée
L’existence de Dieu
Les arguments pour (théisme)
Les arguments ontologiques
Les arguments cosmologiques
Les arguments téléologiques
Le pari de Pascal, ce sont les plus connus mais il y en a bien d’autres…
Les arguments contre (athéisme, agnosticisme, en particulier le naturalisme qui le principal concurrent du théisme dans la philosophie et la culture occidentales)
Le problème du mal
Le problème du Dieu caché
Le problème de la prière non exaucée
L’incompatibilité de la notion même de Dieu : par exemple, un Dieu omniscient contredit le libre-arbitre10 de l’homme
Les différentes conceptions de Dieu :
Le déisme
Les visions plus restreintes de Dieu ou “théisme non classique”11 comme le théisme ouvert
Le panenthéisme
Le panthéisme
L’expérience religieuse : Quelle légitimité et quelle valeur accorder à nos expériences surnaturelles (par exemple ceux qui prétendent avoir rencontré Dieu) ?
L’âme
La vie après la mort
Les miracles : Sont-ils par principe possibles ou absurdes ? Sont-ils probables ou improbables ?
Les doctrines du christianisme
La Trinité
L’Incarnation
La résurrection du Christ
La réincarnation
L’animisme
Vous avez peut être remarqué au passage que la plupart de ces thèmes ont un rapport avec Dieu (le Dieu monothéiste/théiste), et en particulier avec le Dieu des chrétiens. Cela s’explique aisément car la PdlR est née et a surtout été pratiquée en tant discipline académique dans les pays occidentaux (européens et états-uniens). Et on sait que tous ces pays ont une culture et une forte tradition judéo-chrétienne. N’oublions pas non plus la grande influence de l’islam dans le monde bien qu’on entende moins leur voix.
Mais les gens dans ce domaine commencent de plus à plus à s’intéresser aux autres religions : l’islam et les religions de l’Asie par exemple.
La philosophie de la religion et la théologie naturelle : un air de famille
La PdlR a un ancêtre de l’Antiquité, en passant par le Moyen-Âge jusqu’à la période moderne : la théologie naturelle. La théologie est la matière qui étudie en gros les preuves de l’existence de Dieu (et donc aussi sa nature, ses attributs, la création, sa providence qui est sa manière de « gérer » ses créatures).
Elle a été très pratiquée par les membres des trois monothéismes abrahamiques (par exemple Maïmonide pour les Juifs, Thomas d’Aquin pour les chrétiens et Averroès pour les musulmans) pour prouver ce que Thomas d’Aquin appelle les préambules de la foi12. Ce sont les vérités accessibles par la raison seule, c’est-à-dire par l’intelligence et le raisonnement humain sans révélation (parole écrite ou orale) de Dieu comme la Torah, la Bible ou le Coran.
Par “théologie naturelle” on entend souvent ces tentatives faites aux XVIIe et XVIIIe siècles pour élaborer un discours de Dieu qui se limiterait aux capacités naturelles de la raison humaine, que ce soit pour constituer une sorte de substitut aux religions révélées (le déisme voltairien), ou au contraire pour constituer un socle de croyances naturelles qui préparent la réception d’une révélation (le théisme étant constitué de ces vérités naturellement connaissables sur Dieu que présuppose la révélation chrétienne, mais sans doute aussi les doctrines juive et musulmane) […]
La théologie naturelle est une entreprise philosophique dont la finalité est une connaissance du divin au moyen de la raison. Elle repose sur la distinction entre ce que la raison naturelle nous dicte et ce que nous apprend la Révélation par laquelle Dieu se manifeste aux hommes, principalement dans des textes sacrés. […] Partant de la simple existence du monde, de sa contingence, ou de l’existence d’êtres ou d’événements dans le monde (arguments cosmologiques), de l’ordonnancement ou de la structure des choses (arguments du dessein ou de la finalité), du concept de Dieu (arguments ontologiques), la théologie naturelle entend fournir des arguments en faveur de l’existence d’une cause de toute chose, d’une première cause, d’une intention surnaturelle - “ce que tous les hommes appellent Dieu”, comme disent in fine certaines preuves. Certains arguments de théologie naturelle se trouvent déjà chez des philosophes de la Grèce ancienne (Platon, Aristote) ; ils sont développés au Moyen Âge (saint Anselme, saint Thomas, Duns Scot) et au XVIIème siècle (Descartes, Leibniz ou Samuel Clarke)
Philosophie de la religion. Dieu, le mal, la croyance, p. 9 ; pp. 121-122.
Ce livre ne parle pas de religion. Son but n'est pas de plaider la cause d'une quelconque confession, avec ses dogmes et ses préceptes, mais d'examiner la question de savoir s'il existe un être suprême, suffisamment distinct du monde pour qu'on puisse l'appeler “Dieu”. Il s'agit donc d'une recherche purement philosophique, appuyée sur les seules ressources de l'expérience et de la logique. On appelle cette enquête “théologie naturelle”, puisqu'elle ne recourt à aucune donnée surnaturelle. Elle ne fait appel a aucune révélation, aucun texte sacré, aucune autorité extérieure, aucun sentiment mystique personnel mais aux seuls pouvoirs de la raison.
GUILLAUD, Frédéric, Dieu existe. Arguments philosophiques, p. .
Pour un survol historique de la théologie naturelle, on peut lire le petit livre de David Haines, Natural Theology: A Biblical and Historical Introduction and Defense.
Pour autant, il me semble13 que PdlR et théologie naturelle ne se recouvrent pas complètement. En effet la PdlR étudie aussi des notions qui n’apparaissent pas dans les monothéismes abrahamiques comme la réincarnation et le karma, choses que la théologie naturelle d’antan n’étudiait pas. On pourrait donc dire que la théologie naturelle est une “philosophie de la religion monothéiste abrahamique”.
Cela dit, en pratique, les deux expressions sont souvent utilisées de façon interchangeable par les philosophes. Pour beaucoup d’entre eux, la philosophie de la religion est un nouveau nom plus récent pour désigner la théologie naturelle, une expression un peu vieillotte. Pour cette raison, j’emploierai les deux de façon équivalente.
Il est intéressant de noter que tous les livres de théologie systématique14 des protestants jusqu’au XXème siècle15 contenaient au début une section sur la théologie naturelle (voir par exemple ce survol des Réformés). Car avant de parler de Dieu, il serait peut être bien de prouver qu’il existe bien ? L’absence de cette section dans les théologies systématiques protestantes actuelles (surtout évangéliques) ou leur présence mais toute riquiqui est clairement une anomalie. Par exemple, les plus grosses théologies systématiques que nous avons en français, celles de John MacArthur16 et de Wayne Grudem17 ont chacun une partie minuscule qui ne fait même pas dix pages.
D’après Guillaud (qui est catholique), on peut malheureusement remarquer le même abandon ou une grande timidité sur la théologie naturelle chez les catholiques français. Mais heureusement, l’histoire ne s’arrête pas là…
Le renouveau récent de la philosophie de la religion/théologie naturelle
Après Hume et Kant qui ont achevé la métaphysique, comme la théologie naturelle en dépendait, il était pris pour acquis qu’elle aussi était morte. Et ce jusqu’au XXème siècle :
II faut regarder les choses en face : le grand nom de Kant nous barre la route. En Europe, et singulièrement en France, le penseur de Königsberg jouit d'une immense autorité. Il est bien difficile de s'y soustraire. Dès le lycée, nous avons appris à répéter les rudiments du kantisme, qui tiennent en deux propositions : primo, la connaissance humaine est strictement limitée aux phénomènes spatio-temporels, objets des sciences physico-mathématiques ; secundo, la métaphysique, qui prétend connaitre l'absolu inconditionné, est une illusion de la Raison. Pour vérifier, faites l'expérience : allez trouver un professeur de philosophie et annoncez-lui que vous avez entrepris de démontrer l'existence de Dieu. Il aura tôt fait de vous répondre que « depuis Kant nous savons bien qu'une telle entreprise est sans issue et que les preuves de l’existence de Dieu sont toutes des sophismes ».
Frédéric Guillaud, Dieu existe. Arguments philosophiques, p. .
La théologie naturelle, à savoir l’étude d’arguments partant de caractéristiques patentes du monde naturel, et concluant à l’existence et à la nature de Dieu, a presque toujours fait partie de la tradition intellectuelle du christianisme. […] Cette tradition a été complètement discréditée, du fait des attaques de Hume et de Kant touchant les limites de la compréhension et de la connaissance possible pour l’homme. Au cours des deux derniers siècles, les objections de Kant ont eu une énorme influence sur la pensée des philosophes du continent européen, et (par le biais de ces philosophes) sur les théologiens tant anglophones que continentaux. L’influence des objections de Hume fut plus grande sur la pensée des philosophes anglophones ; et cette influence a atteint son apogée au milieu du XXe siècle.
SWINBURNE, Richard, Pourquoi Hume et Kant ont eu tort de rejeter la théologie naturelle, CLAVIER, Paul (trad.).
Cette conviction18 a été explicitement acceptée par la grande majorité des philosophes chrétiens (et non-chrétiens) du XIIe au XVIIIe siècle. Elle a été partagée, quoique sans grande discussion, par la plupart des philosophes chrétiens (et non-chrétiens) du 1er au XIIe siècle. Mais au cours du XIXe siècle, la théologie philosophique a commencé à éprouver la puissante influence sceptique de Hume et Kant. Ces philosophes ont exposé des principes suivant lesquels la raison ne peut jamais atteindre des conclusions justifiées sur les objets qui outrepassent les limites de l’expérience immédiate, et donc, a fortiori, sur l’existence de Dieu. Au cours de la période récente, on s’est beaucoup inspiré d’eux, de sorte que, aussi bien parmi les philosophes professionnels qu’en dehors de leur cénacle, règne aujourd’hui un profond scepticisme concernant la capacité de la raison à parvenir à une conclusion justifiée sur la question de l’existence de Dieu.
SWINBURNE, Richard, La probabilité du théisme, CLAVIER, Paul (trad.), p. 18.
Cependant, récemment, si chez nous en Europe continentale, Kant continue à être “adoré”19, on assiste à une véritable renaissance de la théologie naturelle (de la métaphysique et de la philosophie classique en général) dans les pays anglo-saxons (Etats-Unis, Royaume-Uni, Australie).
Pour citer quelques noms : Alvin Plantinga (Warranted Christian Belief ; God and Other Minds), Richard Swinburne (La probabilité du théisme), Alexander Pruss (The Principle of Sufficient Reason: A Reassessment), William Lane Craig (Foi raisonnable), Graham Oppy (Arguing about Gods), J. L. Mackie (The Miracle of Theism: Arguments For and Against the Existence of God) et J. H. Sobel (Logic and Theism: Arguments For and Against Beliefs in God). Je m’arrête là car la liste serait quasiment infinie…
Laissons la parole à Frédéric Guillaud (l’auteur du seul livre en français et récent qui défend en détails le théisme) :
Ici, nous devons nous arrêter sur une singularité géographique étonnante. Si la métaphysique est morte chez nous20, elle est bien vivante aux États-Unis et dans tout le monde anglo-saxon. Par là, nous voulons dire tout simplement que la philosophie n'y a pas été remplacée, comme chez nous, par l'histoire de la philosophie. Ce phénomène, rarement évoqué, est absolument confondant. Lorsqu'il affleure ici et là, on le maquille souvent en une opposition entre deux types de philosophie, la « continentale » et l'« analytique », la première étant censée être plus littéraire que la seconde, et la seconde plus logicienne que la première. Mais ce n'est pas le fond de l'affaire. Il ne s'agit pas d'une différence de style, de langue, d'inspiration, de tradition, mais d'une différence radicale d'objet : l'Europe ressasse son histoire sans plus jamais s'intéresser au fond des problèmes, tandis que la philosophie anglo-saxonne poursuit la route que nous avons désertée, à la recherche de la vérité. Tandis que l'Europe n'affirme plus rien, sinon l'impossibilité d'affirmer quoi que ce soit, force est de constater que toutes les questions métaphysiques font aux États-Unis l'objet de recherches et de controverses approfondies. Les philosophes y soutiennent sérieusement des thèses sur la liberté, Dieu, l'âme, l'essence de la moralité, la nature, le sens de la vie, la matière, le temps ; ils argumentent, se disputent et se répondent publiquement. La théologie naturelle, en particulier, qui nous intéresse ici, connaît une floraison impressionnante depuis plus de quarante ans. Les athées et les théistes y publient des ouvrages, parfois en commun, pour mieux confronter leurs arguments. Et l'idée selon laquelle tout cela ne serait que la stérile répétition de l'histoire européenne de la philosophie est fausse ; il existe un progrès philosophique. Certaines
Frédéric Guillaud, Dieu existe. Arguments philosophiques, Paris : Les Editions du Cerf, 2013, pp. 25-26.
Et maintenant à un des seuls manuels de référence en français sur le sujet :
Le monde philosophique anglais ne manque donc pas d’auteurs et de contributions en philosophie de la religion, et si Religious Studies (organe de la British Society for the Philosophy of Religion) a une place éminente, elle n’est pas la seule revue philosophique à publier (uniquement ou en partie) des articles de philosophie analytique de la religion.
Ce qui est vrai de l’Angleterre l’est encore plus des Etats-Unis, où la proportion de philosophes chrétiens est sans nul doute plus importante, et fonction de la proportion de croyants chez les Américains. Le monde académique de la philosophie est largement sceptique et même athée, mais la philosophie de la religion y est devenue l’une des spécialités les plus enseignées. […]
La majorité des philosophes analytiques ne sont pas théistes. […] Cependant, qu’ils soient théistes ou non, les thèses théistes leur apparaissent non pas comme d’anciens monuments, largement ruinés, n’offrant guère d’intérêt qu’historique, et donc il convient d’interpréter sur quelles illusions métaphysiques ils ont été bâtis, comme la majorité des philosophes continentaux. Elles sont discutables, au sens où se pose la question de leur vérité. Le théisme et les conceptions qui lui sont associées constituent une possibilité réelle - a live option, comme on dirait en anglais - et non le témoignage d’une époque révolue. […]
Pourtant, le “projet de théologie naturelle”, qui en réalité n’a jamais disparu, reste vivace dans la seconde moitié du XXème siècle et au début du XXIème siècle, tout particulièrement chez des philosophes qui ne sont pas naturalistes, et qui, analytiques cependant, prennent très au sérieux la vocation argumentative de la philosophie.
Philosophie de la religion. Dieu, le mal, la croyance, pp. 22 ; 27-28 ; p. 123.
Et enfin à l’article Le retour de Dieu du blogue La vie des idées (rattaché au Collège de France) qui fait la recension d’un livre de Richard Swinburne21 avec un moment ce paragraphe amusant :
À ce stade de la présente recension, le lecteur français habitué à considérer la théologie naturelle avec une manière d’indifférence critique teintée de mépris ou de condescendance plus ou moins policés, oscille sans doute entre l’étonnement et l’effroi : « Quoi ? Ce n’est que cela ! » (celui qu’on nous présente comme un grand nom de la philosophie contemporaine) ; ou encore : « Kant, réveille-toi, ils sont devenus fous » ; voire, sur le modèle d’une célèbre campagne de publicité du parti socialiste des années 1980 (« au secours ! la droite revient ») : « au secours, les bigots/la superstition/la schwärmerei/la métaphysique sont de retour ». Il vaut pourtant la peine de surmonter ces premières réactions de rejet, ne serait-ce qu’en prenant d’abord conscience qu’elles sont très franco-centrées : de l’autre côté du Channel ou de l’Atlantique, les philosophes de tous bords et toutes obédiences débattent de ces thèmes fréquemment, depuis longtemps, sans retenue particulière, et il est aujourd’hui bien admis que la « philosophie de la religion » ainsi entendue fait partie de la « philosophie » (cela ne signifie pas, loin s’en faut, que les arguments du type de ceux que développe Swinburne sont admis par la majorité des philosophes dits analytiques, mais que ces derniers reconnaissent le plus souvent qu’il s’agit d’arguments susceptibles d’être discutés).
Denis Moreau, Le retour de Dieu.
Depuis quelques décennies, on assiste aussi un renouveau de la PdlR analytique en France avec :
Des grands noms universitaires comme Roger Pouivet (Epistémologie des croyances religieuses), Cyrille Michon (Prescience et liberté, Essai de théologie philosophique sur la providence), Paul Clavier (Les avatars de la preuve cosmologique. Essai sur l’argument de la contingence) et Michel Bastit (Le principe du monde. Le Dieu du philosophe) ;
Des apologètes costauds comme Frédéric Guillaud (Dieu Existe. Arguments Philosophiques) et Matthieu Lavagna (L'imposture de la Zététique. Réponse à Thomas Durand)22 du côté catholique, et comme Guillaume Bignon (Excusing Sinners and Blaming God A Calvinist Assessment of Determinism, Moral Responsibility, and Divine Involvement in Evil) du côté protestant ;
Le livre de vulgarisation très médiatisé Dieu, la science, les preuves sur les preuves plus liées à la science moderne (kalam, réglage fin de l’univers, l’apparition de la vie) écrit par Olivier Bonnassies et Michel-Yves Bolloré23 (tout deux catholiques).
Et enfin quelques efforts timides chez les protestants évangéliques avec deux livres récents de vulgarisation mais très accessibles : Une foi, des arguments. Apologétique pour tous sous la direction de Lydia Jaeger et d’Alain Nisus sorti en 2021 et La science est pour Dieu encore sous la direction de Lydia Jaeger sorti en 2017.
Pour comprendre pourquoi nous sommes à ce point en retard en France, lire ce brillant article de Guillaud.
L’apologétique et la philosophie de la religion
Enfin, si vous êtes chrétien, vous avez peut-être déjà entendu parler de l’apologétique (la défense rationnelle de la foi chrétienne) et vous vous demandez potentiellement quel lien elle a avec la PdlR.
Réponse : La PdlR et l’apologétique se recoupent mais ne sont pas identiques.
La PdlR s’occupe uniquement (ou au moins principalement) des sujets philosophiques comme Dieu, l’âme, la morale, la définition et la possibilité des miracles, etc.
L’apologétique a pour but de prouver ce qui nous semble être la “meilleure”24 version de la foi chrétienne (pour moi ce sera le courant réformé successeur de Jean Calvin mais peu importe) en passant grosso modo par deux étapes25 :
Prouver le théisme/monothéisme :
Montrer à l’aide d’arguments philosophies qu’il y a un Dieu unique. Mais à ce stade on ne sait pas encore s’il s’agit du Dieu des Juifs, du Dieu des chrétiens, de Allah, du Dieu qui ne veut pas se révéler des déistes, le Dieu du zoroastrisme26 ou encore un autre. C’est pourquoi il faut l’étape suivante.Prouver le christianisme :
Montrer que c’est le christianisme qui est le vrai théisme/monothéisme à l’aide d’arguments plutôt historiques. Par exemple en démontrant la résurrection du Christ et la fiabilité de la Bible. On utilisera quand même de la philosophie pour montrer que des doctrines spécifiques connues que par révélation (par exemple Trinité et Incarnation) ne sont pas contradictoires avec la raison. Si on va plus loin, on prouvera une confession particulière : catholicisme, protestantisme, orthodoxie… Mais peu importe, car on va encore utiliser des arguments historiques (et exégétiques), et très peu d’arguments philosophiques.
On voit que l’apologétique est plus large que la PdlR. L’apologétique s’occupe d’arguments à la fois philosophiques et d’arguments non-philosophiques tandis que la PdlR principalement des arguments philosophiques.
Donc les deux sont bien différents : l’apologétique englobe la PdlR et s’en sert surtout pour prouver sa première étape qu’est le théisme et aussi pour prouver la cohérence des doctrines spécifiques au christianisme. En résumé, la PdlR est un outil parmi d’autres (histoire, exégèse, etc.) de l’apologétique.
Pour aller plus loin
A Companion to Philosophy of Religion : Un livre qui est une grosse collection d’articles (anthologie) sous la direction de Charles Taliaferro, il a le mérite d’être exhaustif car il traite aussi beaucoup des religions non-monothéistes (gratuit en pdf ici)
An Introduction to the Philosophy of Religion de Brian Davies : Un livre très accessible d’un point de vue chrétien thomiste (gratuit en pdf ici)
L’entrée Philosophy of Religion de l’encyclopédie gratuite sur internet The Internet Encyclopedia of Philosophy
L’entrée Philosophy of Religion de l’encyclopédie gratuite sur internet The Stanford Encyclopedia of Philosophy
Cette expression vient de l’anglais philosophy of religion.
On pourrait rajouter une seconde “mort” : la mort de l’onto-théologie depuis Heidegger : en gros la fin de tout discours sur Dieu (et donc toute réalité ultime) qui prétendrait avoir un sens.
Je dis “souvent” car la différence entre analytique et continentale n’est pas premièrement géographique mais dans la méthode et le contenu. On a des contre-exemples comme le cercle de Cracovie en Pologne : un des premiers groupes de philosophes analytiques qui étaient même thomistes ! Depuis quelques décennies, on assiste aussi un renouveau analytique en France avec des grands noms universitaires comme Roger Pouivet, Cyrille Michon, Paul Clavier, Michel Bastit, Quentin Meillassoux, Pascal Engels, Yann Schmitt et Frédéric Nef. Si vous avez d’autres noms français, je suis preneur…
Ou plutôt l’achève pourrait-on dire : certains comme Edward Feser (La dernière superstition: Une réfutation du nouvel athéisme) font remonter la rupture avec la philosophie classique par une réaction en chaîne initiée et perpétuée par David Hume, Descartes, Luther (certes, surtout les catholiques pour moquer la Réforme protestante), William D’Occam et Duns Scot. Savoir à partir d’où on peut faire remonter la “catastrophe” est controversé.
La métaphysique est la branche de la philo qui étudie les réalités et les propriétés ultimes de ce qui existe.
On trouve une définition (que je traduirai plus tard si je trouve assez de motivation…) assez proche dans l’entrée à ce sujet de la Stanford Encyclopedia of Philosophy : “Philosophy of religion is the philosophical examination of the themes and concepts involved in religious traditions as well as the broader philosophical task of reflecting on matters of religious significance including the nature of religion itself, alternative concepts of God or ultimate reality, and the religious significance of general features of the cosmos (e.g., the laws of nature, the emergence of consciousness) and of historical events (e.g., the 1755 Lisbon Earthquake, the Holocaust). Philosophy of religion also includes the investigation and assessment of worldviews (such as secular naturalism) that are alternatives to religious worldviews.”
Par exemple, le bouddhisme, qui a certaines versions qui ne croient pas en un ou des dieux, est-il une religion ?
Cette expression vient de l’anglais the problem of divine hiddenness.
L’épistémologie est la branche de la philo qui étudie nos manières de connaître.
Le libre-arbitre souvent sous-entendu au sens libertarien (la possibilité d’agir autrement, le PAP = the principle of alternative possibilities).
J’utilise des guillemets car je ne connais pas à ce jour d’équivalent en français.
Les fameux preambula fidei en latin.
Je dis “il me semble” car c’est là juste une intuition.
La théologie systématique est en gros l’étude approfondie des principaux sujets de la foi chrétienne : Dieu (son existence, ses attributs et sa providence), la Trinité, le péché, l’Incarnation, la mort et la résurrection du Christ, l’Eglise, les sacrements, le jugement dernier. C’est pour cela qu’une théologie systématique d’un seul auteur s’étale sur plusieurs livres d’environ 300 à 500 pages…
Par exemple les théologies systématiques de Francis Turretin, de Bénédicte Pictet, la Synopse (une synthèse de réformés hollandais), de Thomas Watson, d’Herman Bavinck, de Louis Berkhof.
MACARTHUR, John, Théologie systématique, pp. 154-161.
GRUDEM, Wayne, Théologie systématique, pp. 135-139.
A savoir le bien-fondé de la théologie naturelle.
Je ne sais pas quel poids a ce témoignage personnel, mais ma prof de français en seconde et première (mais très fort sympathique !) m’avait dit de citer Kant si je voulais avoir une bonne note en philo.
C’est-à-dire en France.
Le philosophe théiste le plus influent du XX-XXIème siècles aux côtés d’Alvin Plantinga. Il est connu pour ses livres très rigoureux (toutes les notions sont méticuleusement définies) et sa défense acharnée d’un théisme probabiliste (montrer que l’existence de Dieu est plus probable que son inexistence, ce qu’affirme le naturalisme/matérialisme).
Je n’ai pas inclus de livres d’un point de vue athée/agnostique/sceptique en français car malheureusement après avoir cherché pendant longtemps, je n’ai rien trouvé de sérieux. La seule et meilleur critique en français d’un argument en faveur du théisme est très ironiquement écrite par un théiste : Les avatars de la preuve cosmologique. Essai sur l’argument de la contingence de Paul Clavier contre l’argument cosmologique. Là aussi si vous avez d’autres choses je suis preneur…
Vous connaîtrez peut-être plutôt son frère cadet, l’homme d’affaires Vincent Bolloré.
A prendre au sens de la dénomination la plus fidèle à la Bible et à l’enseignement des premiers chrétiens.
Dans ma vidéo en lien je donne plutôt quatre étapes car je rentre plus en détails sur les différentes confessions chrétiennes. On peut aussi noter qu’il y a en réalité bien sûr d’autres méthodes d’apologétique comme le présuppositionnalisme (Cornelius Van Til) qui utilise la philosophie (en s’inspirant beaucoup de Kant, Hegel et des idéalistes britanniques) pour prouver directement la Trinité ou le fidéisme qui dit qu’on ne peut croire qu’avec une foi “aveugle” (Søren Kierkegaard).
Une religion monothéiste très ancienne de la Perse antique (l’Iran actuel). Mine de rien assez populaire dans la pop-culture comme on peut la retrouver par exemple dans la saga anime/manga Fate.