Présentation de Richard Swinburne
Je présente Richard Swinburne, l'un des plus grands philosophes de la religion (ou philosophe tout court) des deux derniers siècles. J'utiliserais souvent des expressions qu'il a inventées.
Comme je n'ai trouvé aucune présentation de Richard Swinburne en français sur internet (contrairement à Alvin Plantinga que Guillaume Bignon a très bien présenté dans cet article) et que j’aurais par la suite souvent besoin des expressions qu’il a inventées, je me sentais obligé d’écrire cet article. Comment pourrais-je l’ignorer sur mon blog qui prétend se spécialiser dans le débat académique sur tout ce qui tourne autour de Dieu (son existence, sa providence, les preuves théistes, les arguments athées, etc.) ?
Richard Swinburne est un grand nom “qui pèse” dans les débats actuels sur l’existence de Dieu et ses attributs (le théisme versus le naturalisme, l’athéisme et l’agnosticisme). Il est né en 1934 et a été pendant longtemps professeur de philosophie à l’université d’Oxford. Concernant ses croyances religieuses, il est bien sûr chrétien : en particulier un orthodoxe converti car il était anglican au départ.
Il est connu pour son accent britannique prononcé. Il reste encore actif dans les discussions intellectuelles malgré son âge très avancé (89 ans !) comme invité sur youtube (ici) et même en tant que conférencier en présentiel (ici et ici) ! Cet interview résume bien ses principales idées :
Ne vous fiez pas à son ton monotone ou à son style d’écriture direct et austère. Vous ne retrouverez pas les anecdotes intéressantes et la pédagogie d’un Plantinga ni les phrases débiles1 de Huemer. Mais en termes de rigueur et de clarté (tous les mots sans exception sont définis clairement sans ambiguïté possible), je n’ai pas souvent trouvé mieux.
Comme beaucoup de spécialistes de la philosophie de la religion, il est aussi un expert dans des domaines voisins :
Principalement dans la philosophie de l’esprit où il défend avec rigueur l’existence de l’âme (qu’elle ne se réduit pas au cerveau), plus spécifiquement un dualisme des substances héritée de Descartes2.
Et aussi en épistémologie où il défend sa méthode pour défendre le théisme qui repose sur le calcul des probabilités (le théorème de Bayes) et les arguments inductifs.
Sa principale contribution au débat théistes vs athées/agnostiques
Son plus grand apport, c’est d’avoir essayé de prouver l’existence de Dieu par une approche cumulative et par une inférence à la meilleure explication basée sur un calcul de probabilités3. Voici comment Swinburne lui-même décrit sa méthodologie :
Pour l’essentiel, la structure de mon argumentation est la suivante. Savants, historiens et détectives recueillent des données à partir desquelles ils élaborent une théorie susceptible de fournir la meilleure explication de ces données. Nous pouvons dégager les critères qu’ils utilisent pour déterminer quelle est la théorie la mieux étayée par les données - autrement dit, quelle théorie a la plus forte probabilité, sur la base de ces données, d’être vraie. En expliquant ces mêmes critères, j’estime que postuler l’existence de Dieu explique l’ensemble de nos observations, et pas seulement une partie d’entre elles. Ce postulat explique qu’il y ait un univers, que des lois scientifiques y soient à l’œuvre, que l’on y trouve des animaux et des êtres humains conscients faits d’organismes hautement complexes, et que nous ayons de vastes possibilités de développement humain et environnemental. Ce postulat explique également des données plus restreintes comme les témoignages relatifs à des miracles, ou l’existence d’expériences religieuses. Ces données sont généralement expliquées scientifiquement au moyen de causes et de lois (et leur explication est satisfaisante), mais ce sont précisément ces facteurs et ces lois qui nécessitent, à leur tour, d’être expliqués. L’action de Dieu peut les expliquer. Ainsi, ce sont les mêmes critères employés par les savants pour aboutir à leurs théories qui nous conduisent à dépasser ces théories pour envisager un Dieu créateur à l’origine de l’existence de toute chose.
SWINBURNE, Richard, Y a t-il un Dieu ?, pp. 9-10.
Mais qu’est-ce qu’une inférence à la meilleure explication ? Voici une définition très pédagogue de Yannick Imbert :
L’inférence est une opération de l’esprit par laquelle on admet une idée à cause de sa liaison logique avec d’autres idées déjà tenues pour vraies.
L’inférence à la meilleure explication est une figure argumentative qui choisit parmi plusieurs hypothèses celle qui explique le mieux les faits observés. Par exemple, les biscuits ont disparu de la table de cuisine pendant la nuit, sans que je constate d’autres changements intervenus. Plusieurs explications possibles : un membre de la famille les a mangés, un voleur s’est introduit, un Martien est venu les enlever, ils ont disparus tout seuls…
L’inférence à la meilleure explication est une figure argumentative probabiliste, c’est-à-dire qui n’établit que la plus grande probabilité de l’hypothèse retenue. Les autres restent possibles, bien que moins probables.IMBERT, Yannick, “L’apologétique empiriste : les faits parlent pour la foi” dans JAEGER, Lydia & NISUS, Alain (dir.) in Une foi, des arguments. Apologétique pour tous, p. 57.
C’est en gros une méthode qui va montrer que ce qu’on chercher à prouver comme vrai est la meilleure explication à un phénomène, un fait qu’on observe. Un peu comme un détective (par exemple Sherlock Holmes) qui cherche la meilleur explication à la mort de quelqu’un, et qui la retiendra comme la vérité, ce qui s’est vraiment passé. Par exemple, s’il a assez d’indices (un couteau recouvert de sang, des empreintes d’ADN, un suspect qui a un faux alibi, etc.), il va conclure qu’il s’agit d’un assassinat et non pas d’un accident ou d’une crise cardiaque. Bien sûr, il ne pourra pas être sûr à 100%, mais la meilleure hypothèse sera la plus probable et donc considérée comme vraie.
C’est exactement ce que Swinburne a cherché à faire. Il regarde et examine attentivement plein “d’indices” (de faits/phénomènes observables) qu’il y a dans notre monde : l’existence de l’univers, le réglage fin de l’univers, la régularité des comportements de ses objets, des êtres-vivants et des lois de la nature, le libre-arbitre des hommes, l’existence de créatures qui connaissent le bien et le mal (la conscience morale), les miracles, l’expérience religieuse, l’existence du mal et de la souffrance, l’apparente absence d’un Dieu (le problème du Dieu caché).
Pour chacun de ces “indices” de la liste, il regarde quelle explication entre les deux possibles (hypothèse 1 = Dieu existe = le théisme et hypothèse 2 = son inexistence = le naturalisme) explique le mieux l’indice en question. En gros, dans cet ordre :
Il se demande à quoi devrait ressembler l’indice si Dieu existait et à quoi il devrait ressembler si au contraire si on suppose que Dieu n’existe pas. Par exemple, si l’on prend l’indice des lois de la nature, si Dieu existait, il ne serait pas étonnant d’observer un monde avec des lois stables. Au contraire s’il n’existait pas, on n’aurait aucune raison d’espérer observer un tel monde.
Puis il regarde les indices qu’il y a vraiment dans notre monde. Pour continuer le même exemple : on observe qu’il y a dans notre monde des lois de la nature stables.
Puis avec d’autres critères (la simplicité, la cohérence, le pouvoir prédictif, le pouvoir explicatif etc.), il en déduit quelle hypothèse l’indice confirme le mieux. Pour continuer avec notre exemple : comme le théisme a un meilleur pouvoir prédictif, est plus simple que le naturalisme, on en déduit que l’existence de Dieu explique mieux la stabilité des lois de la nature que son inexistence.
Puis vient la dernière étape que Swinburne décrit ainsi :
L'enjeu crucial, pourtant, est de savoir si tous les arguments réunis rendent probable ou non l'existence de Dieu, si le total de tous les indices pertinents penche en faveur du théisme ou non. En effet, dans la mesure où la probabilité d'une hypothèse est pertinente pour déterminer si nous devons ou non nous régler sur elle, il est clair que nous devons nous régler sur une hypothèse dans la mesure où elle est rendue probable par tous les indices dont nous disposons — par tout ce que nous savons sur le monde, et pas seulement par un secteur limité de connaissances. Les personnes croyantes prétendent que leur appréhension religieuse donne sens à toute leur expérience ; et il est probable que leurs rivaux athées ont une prétention analogue. Dans le dernier chapitre, je serai en mesure de conclure si oui ou non la prise en compte de tous les indices pertinents fait pencher la balance en faveur du théisme. Je ne m'étendrai pas quand il s'agira d'écarter l'idée qu'un quelconque des arguments pris séparément ou tous les arguments pris ensemble puissent constituer un bon argument déductif : beaucoup d'autres philosophes ont consacré leurs compétences techniques à cette tâche, et il reste aujourd'hui relativement peu de philosophes qui admettraient qu'il peut y avoir sur le sujet de bons arguments déductifs. Je consacrerai essentiel de mes efforts à évaluer la force inductive de ces arguments.
SWINBURNE, Richard, La probabilité du théisme, CLAVIER, Paul (trad.), p. 51.
Pour résumer, une fois qu’il a étudié tous ces indices un par un, il peut faire le bilan et rendre un verdict final sur laquelle des deux est la meilleure hypothèse : laquelle des deux est validée par le plus d’indices ? Bien sûr, pour Swinburne, c’est le théisme.
Swinburne utilise un type d’argument qu’on appelle argument cumulatif, c’est-à-dire qu’on va chercher à “présenter un faisceau d’indices factuels et d’arguments en vue de soutenir que” la vision du monde qu’est le théisme “explique, mieux que n’importe quelle autre, tout un tas de phénomènes importants” (Cinq approches apologétiques, VisioMundus). C’est intéressant car d’après lui, si on prend les indices séparés les uns des autres, ils sont faibles, mais que si on les réunit, ils forment un ensemble de preuve convaincant. C’est comme les indices d’un crime, séparés chacun les uns des autres, il ne permettent pas de conclure grand chose, mais pris ensemble, ils permettent d’obtenir une bonne explication de ce qui s’est réellement passé.
Bien sûr, je n’ai fait que présenter une version vulgarisée et simplifiée, le raisonnement de Swinburne est beaucoup plus complet, rigoureux et formel.
Cette méthode n’est en soi pas nouvelle : on l’utilise comme on l’a vu plus haut dans la vie de tous les jours, en histoire et même en apologétique chrétienne pour démontrer que Jésus-Christ est ressuscité. Mais la véritable nouveauté de Swinburne4, c’est de l’utiliser aussi rigoureusement pour défendre l’existence de Dieu.
Ses livres
Il a écrit énormément de livres sur quasiment tous les sujets qui touchent de près ou de loin la philosophie de la religion. Il est surtout connu pour sa trilogie qui défend le théisme :
Faith and Reason où il s'attaque au rapport entre raison et foi ;
The Coherence of Theism où il montre que le concept de Dieu n’est pas contradictoire, c’est-à-dire que ses attributs comme sa puissance, sa connaissance ne sont pas contradictoires entre eux ni avec d'autres données évidentes comme le libre-arbitre de l’homme ;
La probabilité du théisme (en anglais, The Existence of God) où il défend l’existence de Dieu avec sa méthode cumulative et une inférence à la meilleure explication, c’est son livre le plus important et le plus détaillé, son magnum opus. Il existe en version abrégée et beaucoup plus accessible : Y a-t-il un Dieu5 (en anglais, Is There a God).
Et aussi pour sa tétralogie qui défend le christianisme : Responsibility and Atonement (sur le sacrifice expiatoire de Jésus-Christ), Revelation (sur la révélation écrite ou orale de Dieu), The Christian God (défense de la Trinité et de l’Incarnation) et Providence and the Problem of Evil (sur le problème du mal et de la souffrance). On peut aussi rajouter The Resurrection of God Incarnate (sur la résurrection du Christ) et Was Jesus God ? (sur la divinité du Christ).
Après Swinburne
Le travail de Swinburne a suscité beaucoup d’éloges à la fois de la part des théistes mais aussi des athées/agnostiques. On trouve beaucoup de fans qui continuent à utiliser sa méthode cumulative, inductive et bayésienne des deux côtés du débat théiste-naturaliste.
Du côté théiste, au niveau universitaire, on a par exemple Joshua Ramussen. Même s’il accorde beaucoup de puissance aux arguments cosmologiques6, il prend aussi une approche globale en étudiant beaucoup de phénomènes comme des “tests” pour valider ou non l’existence de Dieu dans How Reason Can Lead to God: A Philosopher's Bridge to Faith et dans Is God the Best Explanation of Things?: A Dialogue avec le philosophe athée Felipe Leon.
Sur les réseaux sociaux, il y a par exemple le théiste Kyle Alexander (sur la chaîne youtube Christian Idealism7 et sa playlist) et Tim Howard (sur la chaîne youtube Invoking Theism) :
Et du côté naturaliste, on a au niveau universitaire Paul Draper (athée) qui semble avoir adopté la méthode de Swinburne (ce qu’il dit indirectement dans le paragraphe ci-dessous) malgré quelques désaccords et qui n’hésite pas une seconde à faire son éloge :
Richard Swinburne is without doubt the greatest natural theologian of the twentieth century. When I read his masterpiece, The Existence of God, in graduate school, it felt like the scales fell from my philosophical eyes, revealing the best approach to religious epistemology. Thus, it is both a great pleasure and a great honor to contribute a chapter to this volume celebrating Professor Swinburne’s remarkable career.
DRAPER, Paul, “Simplicity and Natural Theology” in BERGMANN, Michael & BROWER, Jeffrey E. (dir.), Reason and Faith. Themes from Richard Swinburne, p. 48.
Il a par exemple débattu le philosophe et apologète populaire William Lane Craig (quand il était encore jeune !) :
Sur les réseaux sociaux, on a Sebastien Montesinos (auteur sur le blog et youtuber sur la chaîne youtube Naturalism Next) et Secular Outpost (auteur du blog Naturalistic Atheism, Jeffery Jay Lower ?) qui se décrit dans sa biographie Twitter comme le “bouledogue” de Paul Draper.
En France, Paul Clavier est le principal représentant et vulgarisateur de Swinburne : pour preuve, c’est lui qui a traduit Y a-t-il un Dieu ? et La probabilité du théisme (j’en profite pour faire remarquer que ces traductions sont excellentes).
Mise en garde sur certaines de ses positions
Je termine avec une section plutôt destinée aux croyants. Je tiens à les avertir que Swinburne défend des positions au mieux peu orthodoxes, au pire voire carrément hérétiques selon les sensibilités comme :
Un rejet du théisme classique, c’est-à-dire de la conception traditionnelle et biblique de Dieu et de ses attributs :
Il pense que Dieu ne connaît pas tout (une limitation sur la connaissance de Dieu, négation de son attribut traditionnel qu’est l’omnipotence).
Il ne pense pas que Dieu est en dehors du temps (être en dehors du temps est la définition traditionnelle de son éternité).
Il ne pense pas que Dieu est immuable (qu’il ne change pas, rejet de son immuabilité).
Le modèle social de la trinité (ou trinitarisme social), c’est-à-dire une vision de la Trinité où l’on met trop l’accent sur les trois personnes (Père, Fils et Saint-Esprit) et qui du coup conduit à négliger l’unité de Dieu qu’on retrouve dans la Bible et toute l’histoire de l’Eglise
Il faut donc lire avec attention et esprit critique toutes les parties qui présentent ces déviations de la compréhension traditionnelle et biblique.
Je précise bien sûr au cas où que lui-même n’est pas du tout débile mais un esprit brillant.
Le dualisme des substances affirme que l’âme (ou l’esprit) et le corps sont deux substances (deux choses fondamentales) qui n’ont rien à voir, et donc forcément que l’âme ne peut pas se réduire au corps/quelque chose de matériel (en particulier au cerveau pour nos contemporains occidentaux).
Il faut préciser que dans son calcul, Swinburne ne calcule pas la probabilité de l’existence de Dieu et celle de son inexistence (le naturalisme) avec des nombres mais qu’il cherche juste à montrer que la première est de loin supérieure à la seconde.
Swinburne n’est bien sûr pas le seul à employer cette méthode cumulative. C’est par exemple ce que fait le pasteur réformé évangélique Timothy Keller d’une façon moins rigoureuse et beaucoup plus accessible dans La raison est pour Dieu. La foi à l’ère du scepticisme (traduction française de son bestseller The Reason for God: Belief in an Age of Skepticism) et dans Dieu, le débat essentiel. Une invitation pour les sceptiques (traduction de Making Sense of God. An Invitation to the Skeptical).
Malheureusement, il a l’air d’être épuisé (plus en stock)…
Il en a fait une de ses spécialités, il en défend plusieurs versions dans de nombreux articles et en particulier dans Necessary Existence qu’il a coécrit avec Alexander Pruss.
On notera que contrairement à ce youtuber, Swinburne n’est pas idéaliste (ceux qui croient qu’il n’existe pas de monde extérieur à nous qu’on peut observer indépendamment de nos sens, par exemple George Berkeley).